LES FAÏENCES D'APT
EN COMPILANT L’ESSAI D’ANDRÉ KAUFFMANN :
JOSEPH BERNARD, LES COULEURS DE LA TERRE, 2005
On arrive en Provence la première fois et ce sont d’abord des couleurs : le bleu du ciel, le gris du sommet lointain du Ventoux, le vert des forêts de chênes, les variations infinies des falaises d’ocre et, si on y est à la meilleure saison, mi-juillet, le mauve profond des lavandes dont le parfum entêtant annonce que la récolte est en cours dans les champs alentours.
Après quelques jours, on a découvert l’alliance subtile des saveurs aux dîners de Bernard dans son cabanon : l’acide des énormes tomates de Céleste et la fraîche aigreur des petits chèvres de Martin, la douceur du miel de César sur la tranche de brioche de Berdine, les melons parfois bons, souvent meilleurs confits que frais !
La stridulation des cigales agace l’oreille et finit de saturer les sens, il faut alors encore un peu de temps – ou de chance – pour percevoir un jour ce qui était sous nos yeux depuis le premier repas : le doux mélange des bruns et des jaunes du plat où sont présentés les abricots, le camaïeu de bleus des bols où brille le thé japonais. Et surtout l’assiette sur laquelle arrive, enroulée sur elle-même, l’omelette à la sarriette, dont on remarque soudainement que le jaune ou le rose un peu fatigué signe sans hésitation l’antiquité : c’est « une assiette du grand-père », c’est-à-dire tournée ou moulée par Joseph Bernard, à la grande époque où les deux noms de famille n’étaient pas encore rassemblés par la naissance de Bernard Faucon !
Oui, le secret le mieux gardé de la cuisine de Bernard (les recettes, il les donne volontiers) tient là : tout ou presque est servi dans de la vaisselle « faite maison », dans cette faïence unie ou marbrée qu’on n’avait pas su interpréter au premier coup d’œil !
Des deux familles Faucon et Bernard, c’est en effet la seconde – celle de Mady – dont l’histoire se confond avec celle des faïences d’Apt, depuis le 18ème siècle. Souvent signalés comme « faïenciers » dans les registres d’état-civil ou dans les archives familiales, les six générations qui succèdent pendant deux siècles à André Bernard (1751-1813) travaillent d’abord dans les fabriques industrielles (au 19ème) puis au 20ème siècle comme artisans d’art.
André Bernard, c’est l’ancêtre dont on ne sait presque rien, sinon qu’il est né en 1751, et travaille tout jeune homme comme ouvrir potier lorsque César Moulin, le précurseur des plats en faïence marbrée qui tiennent à la fois de l’argenterie pour l’inspiration des formes et du porphyre ou d’autres pierres veinées pour la teinte, ouvre à Apt sa première fabrique en 1768.
Jusqu’au déclin des faïences à la fin du 19ème siècle, lui succéderont Joseph Bernard I (1793- ?) et Jean-André Bernard (1813-1898). Pour assurer ses ressources, Joseph Bernard II (1840-1923) fonde vers 1873 dans la maison familiale au cœur d’Apt un atelier de cartonnage, activité étroitement liée à un des activités économiques majeures de la région les fruits confits, et y associe son fils André Bernard II (1866-1934).
Dans le vaste atelier de cartonnage, sur de longues tables on coupe les cartons, on façonne et colle les boîtes, on les garnit de papier plissé blanc, rose ou bleu, on les décore de chromos à la mode et, garnies d’une faveur, on les livre aux ateliers d’emballage des confiseurs. La demande est importante : en plein essor, les fruits confits d’Apt sont expédiés vers tous les continents. Jusqu’à la guerre de 14/18, le cartonnage des Bernard est florissant … mais personne dans la famille n’oublie le travail de la faïence.
Dans son journal, Joseph Bernard II (1903-1973), « le grand-père » vu de la génération de Bernard Faucon, écrit « Qui songerait alors à la faïence d’Apt ? Tous les ouvriers se sont reconvertis dans d’autres disciplines, sauf Sagy (l’inventeur des « terres flammées ») qui est parti travailler à Aubagne et Uzès, où il a amené chez Pichon le « marbré ». Est-ce par nostalgie, où dans l’espoir de reprendre leur ancien métier de faïencier que mon père et mon grand-père ont installé un tour dans une pièce attenante à la maison ? Sur une étagère sont bien installés, en une quantité assez importante, des moules, des tournassins, quelques outils … Tout dort ? Mais alors rien n’est arrêté. En grandissant j’allais quelquefois m’asseoir sur le tour, ou jeter un coup d’œil aux moules. Je n’avais pas encore ressenti l’appel de l’argile, et pourtant un fenestron face à la chapelle de Notre-Dame de Lagarde, noyée dans une forêt de pins, pousse à la rêverie… »
Pendant la guerre, les affaires deviennent difficiles dans le cartonnage, et André Bernard se tourne à nouveau vers la céramique. Le jeune Joseph assiste aux élans enthousiastes de ces grands anciens et voit sortir du four de son père les premières céramiques du renouveau. Entre le cartonnage et la faïence, il se sent attiré par le travail de création que lui offre l’argile. Si la naissance d’un atelier de faïencier s’accompagne de la création d’œuvres destinées à marquer les esprits, comme la colonne aux dauphins aujourd’hui exposées au musée d’Apt, une bonne part de la production se situe cependant encore dans le répertoire des formes classiques de la fin du siècle précédent.
Les allers-retours sont réguliers entre le cartonnage et la faïence. Pendant les années 1920, et jusqu’au décès du père en 1934, le cartonnage et la faïence vont fonctionner de concert, dirigés par André et ses fils. Au cours de la même décennie, toujours sous la bienveillante vigilance de son père, Joseph affirmera ses talents de créateur : dans la foulée de Sagy, il découvre lui aussi le procédé des terres flammées ; il est invité à enseigner la céramique à Moustier ; constructeur de chars pour la cavalcade artistique qui anime Apt chaque année, il y remportera plusieurs prix, gages de respectabilité et de considération dans la société aptésienne.
Une rivalité amicale liait Léon Sagy et les Bernard père et fils : si ces derniers confessaient volontiers leur admiration pour « le créateur des terres flammées » cela n’allait pas sans quelques blessures d’amour-propre. À André qui a plusieurs reprises l’avait félicité sur ses flammées, Sagy avait répondu « Tu saurais mon secret, il te manquera toujours mes mains pour le faire ».
La parution en avril 1927 d’un article dithyrambique sur Léon Sagy dans le « Petit Marseillais » … ou André et Joseph Bernard ne sont pas cités, les pousse à se lancer eux aussi à la conquête des terres flammées. « Avec mon père, nous décidons de faire du flammé. Rendez-vous le lendemain matin à l’atelier. Mon père se met au travail ; essais que je trouve trop minutieux, trop recherchés : « C’est parce qu’il t’a dit qu’il te manquerait ses mains que tu exagères comme cela » » Le père continue seul ses essais toute la matinée et laisse la place au fils pour l’après-midi. « J’attaque donc mes essais. Et voilà que petit à petit, je me rapproche de ce que j’ai vu faire à mon père. Il était passé à côté du secret. Me remettant au tour, au marbré, j’ai le flammé au bout de mes doigts. Je pousse un cri de joie.
Je pars avec un petit essai pour le montrer à mon père. Je venais de lui donner une de ses plus grandes joies : « Maintenant tu as fait tes preuves ». Retour à l’atelier et mon père tourne un vase flammé. Nous en faisons une cinquantaine et peu après nous les exposons dans une vitrine d’Apt ». À la question que posera un ami commun aux deux rivaux, Sagy répondra « C’est exactement ma technique, mais j’en suis le créateur ».
Bernard et Sagy subissent tous les deux les difficultés des artisans de la faïence, dans une période où l’activité céramique se concentre autour de grosses unités de production, comme Aubagne et Vallauris dans le Midi, ou Sarreguemines dans le nord.
Marcel Provence (1892-1951), de son vrai nom Marcel Joannon, fut l’un des principaux animateurs du mouvement de renaissance des valeurs traditionnelles provençales. Il organisa des manifestations folkloriques en Haute-Provence. Rêvant de voir renaître à Moustiers-Sainte-Marie l’art de la faïence, il y créa une école de céramique, dans laquelle il invita des faïenciers de renom. André et Joseph Bernard lui donnèrent suite pendant un an. La participation à la renaissance de la céramique à Moustiers fut un épisode bref mais marquant dans la carrière de Joseph Bernard.
Malgré ces satisfactions passagères, les années de vaches maigres continuent. La faïence ne nourrit pas la famille. En ce début d’années 30, il faut se tourner vers d’autres ressources, toujours dans la céramique. Mais diriger une entreprise de 20 personnes n’est pas une mince affaire et l’artiste Joseph n’est guère doué pour les affaires : pour honorer les commandes de marchands marseillais d’articles funéraires, activité qui durera sept ans, il agrandit les ateliers et s’endette, pour finalement être contraint en 1938 à tout revendre pour rembourser. Ruiné, sans atelier, le faïencier déchu fait vivre sa famille en travaillant dans une teinturerie de Sorgues puis, après sa démobilisation en juillet 1940 chez un antiquaire, comme livreur de meubles. Il garde toutefois une idée en tête : revenir à la faïence ! « Comme mon père et mon grand-père l’avaient fait, je monte un tour dans notre appartement à Avignon. Le matin avant d’aller travailler et le soir, le travail achevé, je me mets à travailler avec l’espoir de retourner à Apt. Comme les argiles de différentes couleurs ne s’achètent ni dans un bazar ni dans un casino, je vais en chercher dans les carrières aptésiennes, et ma femme me les prépare. »
En 1942, ses amis Maurice Julien, futur maire d’Apt, et Gaston Mathieu encouragent Joseph Bernard à revenir à Apt. Il installe son nouvel atelier au rond-point de la Madeleine, dont on peut encore voir la façade aujourd’hui. Léon Sagy étant mort en 1939, Bernard fut pendant les décennies d’après-guerre le seul faïencier en activité à Apt.
En 1948, sa fille unique Mady épouse Francis Faucon, de Forcalquier. Les trois garçons Jean, Pierre et Bernard grandiront dans l’atelier du grand-père et s’initieront très jeunes au métier de faïencier. Jusqu’en 1960, les deux familles Faucon et Bernard passent encore « une période terrible. Ce n’est qu’à partir de 1965 que la situation va en s’améliorant pour arriver à l’époque splendide du Maroc ».
En effet, à partir de la fin des années 1950 sonne l’heure de la reconnaissance pour Joseph Bernard : en témoignent des articles de plus en plus nombreux dans la presse locale et nationale, et des commandes émanant souvent de familles fortunées ou de personnalités célèbres : la famille Sabran Pontevès lui passe plusieurs commandes ; en 1953 il expose à Toulon avec le peintre Henri Pertus ; Marc Chagall, installé à Vence, lui fait part de son désir « d’avoir des terres d’Apt » ; la ville d’Apt lui commande un grand vase pour en faire présent au général de Gaulle lors de sa visite en 1962… Il se constitue aussi une clientèle parmi les familles américaines résidant en Provence ou de passage dans la région, ce qui contribue à la réputation internationale de l’atelier.
Parmi la communauté des expatriés français au Maroc se trouvent quelques aptésiens, dont Louis Vagina, qui arrive au début des années 1930 avec sa famille. Vagina après avoir occupé des emplois subalternes au palais de Casablanca, au service du sultan Mohammed V, gagne peu à peu la confiance de ce dernier et devient intendant du palais. Il invite alors plusieurs familles d’Apt à se rendre au Maroc pour travailler au service du sultan. Les liens se renforcent entre les deux hommes au point que lorsque le sultan sera contraint à l’exil par la France, de 1935 à 1955, Vagina sera à ses côtés et continuera à gérer le palais de son protecteur. Au retour de Mohammed V, celui-ci prend le titre de roi et Vagina devient un de ses hommes de confiance les plus proches.
C’est dans ce contexte de relations presque familières entre le pays d’Apt et le Maroc qu’un jour de de 1967, Louis Vagina dit à Joseph Bernard « Je voudrais que tu me fasses une belle pièce d’Apt, spécialement pour le roi Hassan II. Puisque tu ne veux pas venir au Maroc, je lui offrirai cette faïence et il verra ce qu’un artisan aptésien exécute. » Commence alors pour le faïencier une aventure artistique et humaine qui va durer cinq ans. La pièce en question est une soupière avec couvercle à fleur, et son présentoir, dans un style XVIIIème siècle. Quelques jours après l’avoir expédiée, il reçoit une lettre du palais l’invitant à se rendre au Maroc. Au cours de ce premier séjour, en janvier 1968, Joseph Bernard rencontrera plusieurs fois le roi Hassan II, à Rabat, qui lui commande alors un service complet de plusieurs centaines de pièces, en nougatine verte, couleur de l’islam.
À la demande de Hassan II, il retournera ensuite régulièrement au Maroc pour fonder et diriger l’Institut Royal de Céramique de Rabat : les séjours de 1968 et 1969 furent consacrés à la construction d’un atelier de céramique dans l’enceinte du palais de Rabat, équipé à l’européenne : plans de travail, tours à pied, four électrique. Joseph Bernard aura pour mission d’aider les ateliers marocains à améliorer la qualité de leur fabrication, en formant de jeunes potiers à de nouveaux procédés et ainsi de contribuer à la réputation d’un artisanat de qualité dans le royaume du Maroc. Jusqu’en 1973, année de la mort de Joseph Bernard, l’Institut va connaître une période de grande production, puis il continuera de fonctionner pendant une quinzaine d’années, avec trois à cinq ouvriers, sous la direction de sa femme Odette, aidée du petit-fils Jean Faucon, qui secondait déjà son grand-père à Rabat depuis plusieurs années.
Quelque temps plus tard, en 1976, Jean Faucon va également reprendre en main l’atelier d’Apt et assurer la continuité de la production de faïences fines en terres mêlées. Tout en restant fidèle aux formes et aux couleurs traditionnelles « à la manière de Castellet », il crée de nouvelles lignes de faïence, comme des assiettes et plats octogonaux ou carrés sans bords perlés. Il introduit de larges veines bleues dans le flammé à dominante ocre et marron, et réalise des marbrés à la trame très serrée. Il adapte aux services de table les camaïeux de bleu, à bords blancs, que son grand-père utilisait pour les grandes formes de vases décoratifs. Pendant 25 ans il dirigera l’atelier, jusqu’à sa disparition brutale, en 2001, en laissant une faïencerie prospère, dont il avait largement renouvelé la clientèle.
Comme ses frères, Pierre Faucon avait passé une bonne partie de ses jeunes années dans l’atelier familial. Il prend la relève après le décès de son frère. Aidé de quatre employés formés sous sa direction, il apporte sa part d’innovations dans les couleurs et les formes : marbrés en camaïeux de bleus à trame serrée et à bords bleu foncé, marbrés et flammés en blanc et gris, branches fleuries polychromes sur les formes traditionnelles : écuelles, soupières, services de table, boules fermées en terres mêlées, petits obélisques…
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